Difficile de changer quand tout va bien. Dans ce contexte, les idées nouvelles ou les acteurs innovateurs ont beaucoup de mal à se faire entendre. Il arrive ainsi fréquemment que la mise en œuvre d’une stratégie de changement se heurte au scepticisme des salariés : « pourquoi vouloir tout changer quand nous gagnons de l’argent ? » Elle est difficile à concrétiser quand les risques à venir ne sont pas encore visibles ni compris par tou(te)s. Pourtant, la nécessaire anticipation du futur légitime ce changement, la plupart du temps. Comment faire ? Les dirigeants sortent alors la vision, de la boîte à outils. La vision, c’est la formalisation de l’anticipation. Elle est bâtie sur une histoire, héritée d’une synthèse du passé, revisitée à la lumière des préoccupations présentes pour dessiner le futur. Comme il s'agit d’impliquer les salariés (l’implication se matérialise par une forte adhésion aux buts et aux valeurs de l'entreprise), la vision - par définition - laisse un espace ouvert pour les évènements futurs et rend possible, les contributions individuelles des salariés dans ce cadre. Mais la notion fonctionne souvent accompagnée du mythe du Leader Visionnaire. Ce dirigeant, aussi présenté comme le Porteur de Sens (je mets des capitales comme certains gourous du coaching de dirigeants) créerait cette vision inspirante pour l’entreprise. Dans ce mythe managérial, la vision ne sera un moteur de changement que si elle peut être partagée au moins par quelques uns. Les cadres dirigeants prennent le relais, engagent des ressources et convertissent la vision en une stratégie que les équipes sont sensées exécuter. L’adoption de la logique du Leader Visionnaire suppose alors un engagement (ou au moins un consentement) du collaborateur à agir sans comprendre complètement ce qu'il fait et d'en découvrir le sens dans l'action. Le dirigeant l'encourage pour que la vision puisse se réaliser. Ça ne vous rappelle rien : un type tout seul, qui a une vision à laquelle il faudrait croire ? Vous l'avez compris ce mythe ne va pas chercher bien loin : les religions du Livre l’ont largement précédé. Ce papier ne va toutefois pas vous conduire au paradis mais faire redescendre la vision sur Terre en traduisant la divinité en intelligence collective et open data ;)
Cet appel au Leader Visionnaire suppose une vision révélée en haut et s’imposant en descendant dans la hiérarchie. Ainsi conçue, elle s'oppose à la confiance que les dirigeants pourraient faire aux acteurs de l’entreprise à la fois pour déclencher un processus de changement mais aussi pour aider à le mener à bien. Malheureusement s’il est demandé aux équipes de faire confiance aux dirigeants; il est plus rare de demander aux dirigeants de faire confiance aux équipes. Les premiers laissent les équipes dans un certain niveau d’ignorance de leurs stratégies. Les dirigeants souhaitent contrôler toutes les situations ; ils rigidifient ainsi les relations entre acteurs, privant ceux-ci d'une marge de manoeuvre qui leur permettrait d'être interdépendants. Au lieu de cela, c'est la dépendance qui prime : pour s’assurer un contrôle du pouvoir, « seule la tête a une vision, le corps fait ce qu’il peut » (1). Ceci posé, plusieurs raisons réduisent la dimension religieuse à une dimension pratique - mais plus opérante - de la vision. Ainsi, il n'y a pas un leader élaborant seul une vision pour des salariés saisis par cette révélation. La complexité des opérations dans l'industrie, le commerce et les services place clairement la performance au-delà de l'expertise et du contrôle d'un seul individu. L’entreprise rassemble une multiplicité d'acteurs héritiers d’histoires différentes, et créateurs de visions divergentes. Il y a par exemple assez peu de similitudes dans la façon de raconter l’histoire de l'entreprise entre ceux qui ont fermé une usine et ceux qui ont vu partir ceux qui ont été licenciés. Leur réaction probable manifestera le décalage entre une vision à long terme (que serons-nous dans 10 ans ?) et une vision à court terme (pourquoi réduire les effectifs, alors que nous faisons des bénéfices ?), entre une vision globale (allons-nous installer notre nouvelle ligne de production en France ou à Lisbonne ?) et une vision locale (notre site dispose d’un savoir-faire qui justifie la confiance de la Direction). Lorsqu’il débouche sur des décisions défavorables aux salariés, un tel décalage est évidemment susceptible de conduire à des conflits sociaux, les salariés défendant leurs intérêts à court terme et les dirigeants des décisions qui leur paraissent nécessaires pour assurer la pérennité de l’entreprise sur le long terme. S’il fallait encore accentuer cette idée d’univers pluridimensionnel, diversifié et contradictoire, on évoquerait la division du travail et la spécialisation des fonctions qui ont façonné un modèle d'exploitation jugé nécessaire pour son efficacité et sa productivité. Mais l'appréhension d'un problème est très différente d'un métier à un autre et génère une incompréhension mutuelle des différents acteurs. Pour remplir sa mission, l'acteur d’un certain niveau (manager, chef de projet et au dessus) est obligé de l’embrasser dans la totalité de son contexte. Or, la complexité dans laquelle il baigne, est imperméable à l'approche réductionniste de la raison instrumentale (1). Un grand nombre de sujets échappe à cette rationalité parce que l’indétermination y est trop grande : l’esprit humain ne peut tout considérer. La cause et l'effet ne peuvent être déduits que rétrospectivement : il n'y a pas de bonnes réponses. Ajoutez que, parfois, les buts finaux eux-mêmes sont confus et conflictuels, il n'y a alors même pas encore de « problème » à résoudre. Je vous renvoie ici à des casse-tête organisationnels, souvent insolubles car repérés comme tels dans un seul silo ou métier. Or, un conflit sur les buts finaux ne peut être résolu par l'utilisation de calculs de performance économique. Mais la vision peut le dépasser ! Comment ?
Peut-être faut-il commencer par s’appuyer sur la culture réelle (pas celle proclamée, qui remplit les pages du site web) de l'entreprise. Il existe un lien fort entre la vision, la stratégie et la culture. Cette dernière agit à deux niveaux. Tout d'abord en "entrée", comme un filtre sur les perceptions qu'auront les acteurs de l'entreprise, de l'environnement des affaires. Pour remplir ses fonctions, l’entreprise développe des hypothèses partagées sur sa « raison d'être » et formule des plans à long terme. Cela implique des décisions sur les produits et services et reflétera «l'identité» de cette entreprise. Les hypothèses partagées sur "qui nous sommes" deviennent un élément important de sa culture et limiteront ses options stratégiques disponibles. D’une certaine manière, la culture contribue ainsi à façonner la vision et les stratégies adoptées pour la réaliser. Ensuite, en "sortie" : ces stratégies ne pourront être mises en œuvre avec succès que si elles sont en ligne avec la culture qui induit le comportement des acteurs. Un avantage concurrentiel décisif vient toujours d'une vision ambitieuse mais réaliste servie par une stratégie pertinente assise sur une culture alignée.
Au delà de la culture, la vision se construit par l’exploitation de l’intelligence collective. C’est la parade face à un monde dans lequel il n'y a plus de réponse simple, dans lequel personne ne détient la vision de l'ensemble du système. Loin d’être centrés sur sa seule interprétation de la réalité, l’équipe dirigeante est à l’écoute des signaux faibles et des émergences d’idées pointées par ses collaborateurs pour reconfigurer en permanence une vision partagée. Pour définir la réalité avec précision, le dirigeant doit être en contact avec des personnes de tous les niveaux de son organisation : salariés, fournisseurs, organisations externes, organismes réglementaires, clients. Cela lui donnera un accès à de multiples sources d'information qui peuvent façonner une image riche et détaillée de la réalité actuelle. On a vu que les acteurs ayant des perspectives différentes définissent la réalité différemment. Étant donné que chacune des parties prenantes de l’entreprise peut avoir un impact significatif sur son avenir, les dirigeants doivent comprendre et respecter ces différentes perspectives, même s’ils considèrent certaines de ces opinions comme à courte vue ou imparfaites.
Le système d'information est une arme cruciale dans la bataille pour la clarté et la précision. Il structure la vision. Les dirigeants doivent tirer parti de la puissance des outils d'analyse numérique pour surveiller, mesurer et établir des liens entre une myriade de points de données. Le big data peut grandement rehausser l'image de la réalité que les dirigeants partageronr avec leurs équipes. Tout le monde s'abreuve à la même la source : des bases de données irréprochables vers lesquelles se tourner pour résoudre les conflits entre les visions internes différentes de ce qui se passe dans l'entreprise. La planification sert alors de base pour l'harmonisation des visions. Les dirigeants mettent en place des plans opérationnels annuels détaillés, ainsi que des plans stratégiques triennaux avec des mises à jour annuelles. Cet effort se fait en continu car il ne s'agit pas d'obtenir une image mais une tendance. La vision n'est pas statique, elle doit être en mouvement et donner de la perspective. Par exemple, en prenant en charge une mission ou une activité, la vision globale aide le salarié à se motiver, plus qu’une simple exécution de tâche. Il saura déterminer à quoi il contribue et comment sa mission s’inscrit dans le cadre plus général de la stratégie d’entreprise.
C'est à travers ce processus de cadrage, effectué par les différents acteurs, qu'on peut organiser et clarifier à la fois les buts et les moyens possibles de les atteindre. Il ne s'agit pas «d'être un visionnaire» dans un sens mystique - quelqu'un avec un don prophétique. Il s'agit plutôt d'avoir une compréhension solide et réaliste des tenants et des aboutissants de la situation actuelle : les dirigeants imaginent quelles seront probablement les prochaines étapes de la réalité qui advient. C'est à dire façonner une compréhension partagée de l’environnement et de la place de l’entreprise dans cet environnement. Sans cette vision construite ensemble, il est pratiquement impossible de formuler des stratégies et des programmes que tous les acteurs soutiendront. Avec elle, on donne aux acteurs les éléments nécessaires pour comprendre leur partie grâce a une appréhension du tout, « on leur permet de dépasser les anecdotes pour accéder aux faits » (3). Évidemment ils acquièrent plus de pouvoir. Mais c'est aussi le pouvoir de changer… Et la boucle est bouclée.
(1) Neurosciences et management, Bernadette Lecerf Thomas, 2009
(2) « La raison instrumentale définit une raison au seul service de la performance économique, de l’efficacité de la production, de la rentabilité, qui n’interroge plus la finalité des actes qu’elle commet. La raison est réduite au seul rang d’outil, de moyen, d’instrument, de calcul, et non plus de finalité, ou d’exigence critique. » Cynthia Fleury, les Irremplaçables,, 2015
(3) On ne change pas les entreprises par décret, Francois Dupuy, 2020
Photo :Pixabay
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