Le titre peut choquer compte-tenu de l'actualité géopolitique. Il s'agit ici de se préoccuper de la notion de conflit dans l'entreprise, en partant de la formule «les objectifs de l'entreprise… » qui dégage des perspectives trompeuses. D'emblée, les entreprises n'ont pas d'objectif. Seuls les individus et les groupes qu'ils forment, en ont. Or, qui dit groupe ou individu dit potentialité d'un conflit. Ainsi,Les objectifs sont conçus, co créés et (on l'espère) assumés par les dirigeants et les managers tout au long de la chaîne hiérarchique. La fable d'une unanimité des objectifs tient au fait que certains dirigeants se rassurent en considérant l'entreprise sans conflit comme un idéal et le conflit comme une anormalité. C'est se méprendre sur la nature même du conflit. En prendre la mesure plutôt que le nier : tel est l'objet de ce papier.
Il est difficile de nier le conflit tant il est composé d'ingrédients présents partout : des groupes (pour rester à cette échelle du collectif), des incompatibilités et des oppositions. Le conflit se matérialise par des comportements d'un groupe, causés par ses évaluations d'une situation, ses représentations d'enjeux, incompatibles et en opposition avec ceux des autres groupes. Ce qui brouille, le tout, c'est qu'un conflit mal géré confond causes et conséquences. Concernant celles-ci, le conflit a des effets à la fois sur le fonctionnement des relations intergroupes et sur le fonctionnement à l’intérieur de chaque groupe. Les représentations négatives se développent, s’accentuent et se cristallisent. Elles donnent lieu à des stéréotypes du groupe B, qui deviennent la norme à laquelle, chacun dans le groupe A doit adhérer. Les stéréotypes forment le terreau de sentiments d’inimitié et d’agressivité, qui s’intensifient et d'un mode de communication qui se radicalise. Le conflit renforce, dans le même temps, la cohésion intra groupe qui se manifeste par une conformité plus grande aux normes. Plusieurs types de conflits peuvent enflammer le collectif. Par ex. les conflits d’objectifs : la complexité du marché et la concurrence obligent les entreprises à innover rapidement pour rester compétitives. Cet environnement dynamique nécessiterait une détection, une interprétation partagées en continu par toutes les parties prenantes. Certes, les techniques d'analyses stratégiques aident les dirigeants à fixer les buts et les objectifs dans ce contexte : se positionner sur tel ou tel marché, développer, tel ou tel nouveau produit, acquérir telle ou telle nouvelle activité. Mais la vitesse de décision, le manque de volonté de partager en amont, informations et analyses ne produisent pas cette interprétation commune. Or, l’entreprise est une organisation complexe, constituée de groupes aux intérêts divers, qui sont dans des rapports simultanés de conflit et coopération parce qu'ils génèrent des divergences d'opinions sur la meilleure approche à adopter. Ainsi, les objectifs poursuivis par un groupe (dirigeants) sont incompatibles avec ceux d’autres groupes (personnel d'une unité de production «rationalisée »). D'ailleurs, certains auteurs (1) définissent même une entreprise comme une coalition d’individus ayant des objectifs différents. Ils admettent qu’il existe un vague consensus sur les buts généraux mais absolument pas sur des objectifs précis à atteindre. Les objectifs sont donc en partie convergents et en partie conflictuels. Il faut ici récuser un discours simplificateur et idéologique. Il n'y aurait que des conflits dans un cas (vision marxiste) ou il n'y aurait que des convergences dans l'autre (vision corporatiste au XXè siècle). Dans le système global de l'entreprise, le sous système des objectifs est donc en tension permanente. C'est consubstantiel à l'idée même d'organisation. D'autres éléments alimentent ensuite les potentialités de conflit. Le lien de subordination n’est plus ce qu’il était : les collaborateurs augmentés par la technologie ont l’impression d’en savoir plus que leurs prédécesseurs. Les nouvelles générations n’ont pas été élevées dans un respect absolu d’une hiérarchie, quelque qu’elle soit. Cette hiérarchie ne peut plus se contenter d'être simplement statutaire ; elle doit produire de la valeur ajoutée. Laquelle n'est pas forcément identique aux attentes de ces jeunes générations. Pour épicer le tout, la diversité des équipes déclenche des conflits liés à des différences culturelles, de perspective et de compréhension. Ajoutez encore le télétravail qui favorise encore moins l'homogénéisation des perceptions parce qu'il y a moins d'échanges informels.
Face à de tels arguments, proclamer l'unanimité des objectifs tient d'une stratégie de l'évitement. C'est nier en plus une évidence organisationnelle : toutes les entreprises subissent dans leur croissance, un processus de différenciation - c’est à dire de fractionnement - qu’il s’agisse de la division du travail, la fonctionnalisation, la diversification. Lorsque les dirigeants ne parviennent pas à définir une vision qui aligne les acteurs, il y aura probablement plus de conflits «politiques » car les buts et les valeurs supérieures n'existent pas. La tentation est alors forte de se retourner vers la culture d’entreprise comme recours et solution. C'est en partie illusoire. Le fractionnement évoqué crée des unités plus petites qui commencent un processus de formation d’une sous culture : les expériences vécues par les acteurs de ces différentes unités produisent un ensemble de références partagées qui résultent d’un apprentissage organisationnel. Ces sous cultures façonnent les perceptions du réel et partant, les comportements donc les décisions et les actions. Chacune unité génère ainsi une interprétation différente d'un même problème. Prenons un exemple : dans les conflits cognitifs, les croyances et représentations d’un groupe (vision du client type par la direction du marketing) sont incompatibles avec celles d’autres groupes (vision concrète des clients par la direction commerciale). Pourtant, les deux groupes souhaitent la satisfaction du client. C'est le principe de base des silos. Ils génèrent à leur tour des jeux politiques, au sens des actions et des réactions de plusieurs acteurs et groupes d’acteurs qui doivent collaborer, mais qui sont aussi en concurrence et qui élaborent à ce titre des stratégies, des coalitions ou des marchandages. Il faut accepter l'évidence de ce fractionnement. Toutes les hiérarchies doivent cependant contrôler à un certain niveau, les luttes internes et les coalitions entre les personnes qui forment le quotidien d’un collectif. Il est alors nécessaire de traiter l’entreprise pour ce qu’elle est : une institution politique, siège d’un inévitable rapport de force et, par conséquent, de dédramatiser la notion, même de conflit. Celui-ci suppose une gestion politique (j'ai déjà eu l'occasion d'évoquer son intérêt ici), qui désigne à la fois les règles de gouvernance interne à l'entreprise et les relations entre les groupes, au-delà des traditionnels cercles qui réunissent patronat et acteurs syndicaux. On peut, une fois n'est pas coutume, emprunter les compétences des acteurs politiques. Lesquels sont souvent confrontés à des situations complexes où la négociation et la diplomatie sont essentielles pour parvenir à des solutions acceptables pour toutes les parties. Ces compétences permettent de résoudre des conflits de manière constructive. En politique, il est souvent nécessaire de trouver des compromis pour atteindre un consensus. Cette approche à condition, qu'elle soit constante, évite les confrontations inutiles et favorise des solutions qui répondent aux besoins de toutes les parties impliquées. Les pays d'Europe du Nord le savent bien, qui ont adopté ces pratiques depuis longtemps.
Pour atténuer ces conflits, il convient bien entendu, de formuler le bon diagnostic (identifier à quel type de conflit on a affaire). Ce qui permet de déduire la solution adéquate : telle approche de gestion du changement, de communication transparente, de négociation, de leadership, etc. Il reste que si on souhaite dépasser les symptômes et s'attaquer aux causes source, il vaut mieux s'engager dans une gestion proactive des conflits : elle aiderait à transformer les tensions en opportunités d'amélioration et de croissance. Il faut alors repartir de la conception même de l'organisation de l'entreprise. Or, nous faisons souvent face à une négation à 2 niveaux. Niveau 1 : on nie le conflit (comme discuté précédemment) ; c'est un symptôme d'un niveau 2 de négation : la liberté de l'acteur au travail. On reste encore dans le moule du travail prescrit, du tout procédure, disons même de la rationalisation forcée qui va bien au-delà du travail posté. Il faudrait pouvoir laisser des espaces de respiration aux acteurs afin de réintroduire en amont, l'échange et le conflit (« dans le sens conflit de critères sur le travail bien fait » (2) comme moyen d’instruction de la qualité du travail et du partage du sens. Il peut ainsi ré interroger le mode de production du travail, ce qu'il fait de toutes les façons puisque le travail prescrit ne correspond jamais complètement au travail réel. Réintroduire la capacité de l'acteur à négocier dans le réel, c'est-à-dire à provoquer du conflit, est donc un gage de réussite pour l’entreprise et une condition nécessaire pour que les individus aient le sentiment de concourir à une œuvre collective. Il faut réintroduire du conflit dans le quotidien pour éviter un conflit incontrôlé et dommageable à cette œuvre collective qu'est l'entreprise.
Erwan Hernot, associé ClavaConsulting, membre de ScoRH
(1) Richard Cyert et James March, Behavioural Theory Of The Firm, 1963
(2) Michel Volle Comprendre l'informatisation, Cahiers Philosophiques, 2015/2 (numéro 141)
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