La stratégie qui n’est pas déclinée dans les différents niveaux de l’entreprise risque de demeurer un bel exercice de style sur PowerPoint. Ce n'est qu'une fois que tous ces niveaux, de la direction générale aux salariés de base, s'approprient leur part de la stratégie, qu’on peut commencer à parler d’exécution. L'adhésion et le soutien des équipes seront faibles si les managers (1) ne deviennent pas les acteurs capables de fournir une facilitation dans la mise en œuvre. Ils ont un rôle de liaison fondamental et plus complexe qu’on pourrait le penser, à jouer. C'est une évidence mais elle n’est pas toujours creusée. C’est l'objet de ce papier.
Tout d'abord, s'il y a besoin d'une liaison c'est que les protagonistes de cette histoire sont éloignés les uns des autres. Un rapide rappel permet de situer le phénomène. La structure hiérarchique matérialise l'éloignement avec la direction en haut et les salariés en bas. La création même de cette structure limite la communication, ce qui rend difficile la compréhension de l'orientation et des objectifs de l'entreprise par « ceux d’en bas ». Ce manque de communication induit que les salariés se sentent sous-évalués et déconnectés de l’entreprise. La dynamique du pouvoir accentue ce phénomène. La direction, par définition, détient un pouvoir important qui, par sa nature même, la sépare des salariés. Il est alors difficile pour ces derniers de s'exprimer ou de partager leurs idées à des N +. Enfin ces deux publics ne partagent pas les mêmes priorités. La direction de l'entreprise est généralement axée sur le succès à long terme tandis que les salariés sont plus préoccupés par leur travail quotidien, les urgences du moment voire la sécurité de l'emploi. Il y a donc un décalage certain entre les priorités de la direction et les besoins des salariés. C’est particulièrement visible sur l'exercice de la stratégie.
Une stratégie d'entreprise n’est pas un processus linéaire à responsabilités parfaitement découpées
Ce rôle de liaison dévolu aux managers, tient d'abord à la nature même de la stratégie. Ce n’est pas un processus linéaire (diagnostic du contexte - définition des objectifs stratégiques - déclinaison des objectifs opérationnels - mise en œuvre - suivi). C'est plutôt, de façon contre intuitive, une suite de boucles circulaires où sur la base d'un cadre fourni par les dirigeants, les managers apportent de nouvelles informations issues du terrain et susceptibles de modifier les objectifs initiaux. En fait, les managers sont présents à toutes les étapes de la stratégie, de la conception à l'exécution. Dans le cadre de la réflexion stratégique, si la formulation du diagnostic reste l’apanage des dirigeants, la phase d'écoute précédente suppose de capturer les idées (issues des expériences personnelles, des données internes, des études de marché, etc.) de toutes les parties prenantes : les managers sont en contact direct avec les clients, les fournisseurs et les partenaires commerciaux, ce qui leur donne une perspective importante sur les tendances et les défis du marché. Ils peuvent donc apporter des informations précieuses pour la prise de décisions stratégiques. Ils sont impliqués dans l'analyse des données et des performances de l'entreprise, ce qui leur donne une vue d'ensemble de ses forces et faiblesses. Enfin les managers sont souvent responsables de la gestion de projets spécifiques, et ils ont donc une perspective unique sur les besoins en matière de ressources et les défis liés à la mise en œuvre de la stratégie. Leur expérience pratique peut être inestimable pour la création de plans d'exécution solides. « OK mais cette phase de formulation stratégique nécessite intuition et créativité » diront les avocat du processus linéaire, laissant entendre ainsi que les phases suivantes ne le nécessiteraient pas. La croyance trace ici une sorte de frontière entre dirigeants et managers, entre le monde non routinier des stratégies, des programmes et le monde « routinier » des budgets et des objectifs. Dans cette pièce, les rôles ne sont pas aussi clairement établis qu'on aimerait le penser : réflexion puis élaboration stratégique seraient du ressort des dirigeants ; la planification stratégique et l’exécution seraient du ressort des managers. La plupart du temps, la stratégie est en effet considérée comme la consolidation d'une volonté affirmée du comité de direction : par exemple, attaquer et conquérir un nouveau marché. Il me semble qu'en fait, tout le monde est dans le même bateau. Ainsi, les dirigeants font l'effort d’exprimer les stratégies en termes suffisamment clairs pour les rendre opérationnels, afin que la mise en oeuvre puisse se réaliser. Ils se « managérialisent ». De leur côté, les managers prennent le relais et intègrent les effets des changements sur les opérations, sur les budgets et la performance. Par exemple, les objectifs doivent être reformulés et les budgets retravaillés, les politiques et les procédures opérationnelles standard reconsidérées, pour tenir compte des conséquences des changements spécifiques. Si quelqu'un qui a assisté à ces grandes manœuvres, vient me dire qu'il ne faut pas faire preuve de créativité et l'intuition dans l'interprétation du cadre stratégique… Disons alors que les managers se « dirigeantisent. » D’autant plus qu'une stratégie est parfois émergente. Elle peut se développer, presque par inadvertance, sans l'intention consciente des dirigeants, souvent par le biais d'un processus d'apprentissage. Par exemple, un vendeur convainc un autre type de client - non prévu dans les plans - d’essayer un produit. D'autres vendeurs l’imitent, encouragés par leur manager. Quelques mois plus tard, les données qui remontent à la direction générale démontrent que le produit à pénétré un nouveau marché. Ces avancées inattendues, ces découvertes basées sur des événements fortuits et la reconnaissance de schémas imprévus démontrent que l'apprentissage joue un rôle crucial dans le développement de nouvelles stratégies. Pour dire les choses autrement : les managers en contact direct avec les clients, les fournisseurs et les partenaires commerciaux, peuvent apporter des informations précieuses pour la prise de décisions stratégiques.
Une constante réinterprétation
Le travail de liaison nécessite une bonne dose d'interprétation et une attention particulière des différents niveaux de managers, à la nuance, la subtilité qui pourraient sinon être perdues dans l'articulation stratégie / exécution. Une vision large, comme capter un nouveau segment de marché à l’aide d’une nouvelle technologie, est une chose, mais un plan précis (25 % de part de marché, axé sur le haut de gamme) en est une autre. La planification suppose de transformer un ensemble d'intentions de la direction générale, en étapes puis en quelques objectifs stratégiques clairs et concrets afin qu’ils puissent être mis en œuvre presque automatiquement et que les managers en articulent les conséquences ou les résultats anticipés à chaque étape. À ce stade, les senior managers des grandes divisions, business units, échangent avec les managers intermédiaires et de première ligne pour élaborer des objectifs opérationnels, qui soutiendront ces objectifs stratégiques de l’entreprise. Ils traduisent les exigences directement liées à chacun d'entre eux. Maintenant que les objectifs sont établis au niveau de l'entreprise, de l'unité commerciale et de la division, les responsables des départements peuvent commencer à les transmettre aux groupes, équipes et individus sous leur supervision. À ce stade, les responsables peuvent informer leurs salariés des objectifs stratégiques et de la manière dont leur unité ou division prévoit de les atteindre. En cascade, les managers aident les salariés à comprendre les activités sur lesquelles l’entreprise concentre son attention ; comment leur travail contribuera à la réalisation des objectifs ; comment ils adopteront les comportements qui concrétisent les valeurs de l'entreprise, l’importance et l'impact de cet effort individuel sur le résultat global. Dans cette phase, les bons managers intermédiaires écoutent beaucoup, valorisent les contributions, établissent la confiance (en ne niant pas les difficultés ou parfois les absurdités qu'il faut corriger au niveau local), dépassent les contradictions et trouvent la synthèse. Les plus efficaces possèdent des compétences de communication, une capacité de médiation afin de trouver des terrains d'entente entre les différents acteurs. Cette confiance et le respect au niveau de l'encadrement intermédiaire figurent parmi les principaux facteurs permettant de prédire l’efficacité de l’exécution et partant de la rentabilité d'une entreprise (2). D'autres recherches ont montré que là où la confiance et le respect entre la direction et les salariés sont élevés, la performance financière augmente. Ces missions managériales de facilitateur (comprendre la stratégie afin de la mettre en œuvre), de coach de leurs équipes (mettre en évidence les compétences nécessaires pour mettre en œuvre) constituent le cœur du lien. Lorsque les salariés comprennent comment leurs objectifs personnels sont liés les uns aux autres et aux objectifs plus larges de l’entreprise, la collaboration et la cohésion d'équipe augmentent. L'implication qui en découle, se matérialise par une forte adhésion aux buts de l'entreprise. Le salarié impliqué peut décider de travailler plus que ce qui est attendu de lui. La concordance entre ses buts et ceux de l'entreprise ressort pour lui de l'évidence. L’implication développe son attachement affectif à son entreprise : un lien psychologique volontaire reflétant un dévouement et un sentiment de responsabilité. On peut le caractériser par une forte croyance, une adhésion aux buts et valeurs de l’entreprise ; une volonté d’exercer des efforts considérables au profit de l’entreprise ; un fort désir d’en rester membre. L’implication représente donc quelque chose au-delà de la loyauté passive à l’entreprise ; elle traduit une association active entre l’entreprise et l’individu impliqué de telle sorte qu’il ait la volonté de donner de lui-même pour contribuer au bien-être de l’entreprise à laquelle il appartient. Lorsque les objectifs personnels sont alignés, un individu assume la responsabilité des tâches en cours, se réfère aux contributions qu'il apporte et mesure le succès et la voie à suivre. Les managers sont le moteur de l'implication, les rouages qui font fonctionner les choses, le ciment qui maintient les différents collectifs ensemble. D'autant plus que le travail à distance et hybride prend le dessus - et que la distance entre les salariés augmente.
Il est piquant toutefois de constater que les formations actuelles envisagent le leadership à sens unique : il s'agit d'être un leader pour diriger ceux qui sont « en dessous ». Pourtant le manager, installé au milieu des couches hiérarchiques, construit des relations avec ceux du dessus non pas en tant que suiveur mais plutôt interprète et donc re-créateur local de stratégie dans un environnement en constante évolution. C'est à travers ce lien à double entrée ascendante et descendante que les managers réussissent à réduire la distance hiérarchique entre les salariés et les dirigeants.
Erwan Hernot
(1) J'entends par "manager", dans ce papier, tous les niveaux du cadre supérieur au manager de proximité.
(2) Practice what you preach: What managers must do to create a high-achievement culture, DH Maister, 2012
Texte : Erwan Hernot. Erwan anime ClavaConsulting, membre de ScoRH aux cotés de Arrowman Finance et de Human Assistance.
Photo : Pexels
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