Un chef de projet a la responsabilité de livrer un résultat. Ce n'est pas rien. D'où la question : quel chef recruter pour mener le projet au succès ? Si les organisations étaient entièrement rationnelles, un PMO (1) suffirait. Mais elles sont composées d'humains, qui forment des communautés sociales et émotionnelles dans lesquelles divers groupes aux besoins souvent contradictoires dépendent les uns des autres. Par conséquent, le chef de projet peut se vanter d'une prise de décision impartiale et analytique ; il devra la combiner à des processus parfois désordonnés d'influences diverses et variées. Dans le recrutement, la tentation de recourir à un acteur qui maîtrise l'activité principale sous-tendant le projet est assez logique. L'arbitrage qui est fait en faveur de ce profil ne l'est toutefois pas toujours : la 1ère mission du chef de projet n'est pas de dérouler une méthode mais de gérer l'équipe afin qu'elle livre le "livrable" du projet. La pure maîtrise d'un métier même renforcée de celle des processus et outils de gestion de projet ne suffira pas. Le chef de projet est avant tout une personnalité dotée de compétences relationnelles et managériales. C'est ce que démontre ce papier.
Entre le statut d'ancien contributeur performant et celui de chef de projet, il existe un écart conséquent. Bien mesurer cet écart permet de prendre conscience de l'environnement complexe du projet et de la nécessaire dimension "humaine" du chef de projet.
Conduire un projet suppose une transition graduelle d'une mission (contributeur) vers une autre (chef de projet). Par exemple, le contributeur commence par coordonner le travail de plusieurs acteurs sur une petite partie (dans son métier) d’un projet plus vaste. Il devient ensuite le planificateur qui conçoit, à la demande du chef de projet, en collaboration avec les parties prenantes, les Gannt, PERT et autres WBS (2). Ce planificateur pourrait poursuivre son évolution avec la mission de chef d'un petit projet, première opportunité de faire preuve de leadership, puis chef d'un projet plus stratégique, etc. Il reste que cette transition, pour exemplaire qu'elle soit, est rare et souvent plus abrupte dans la vraie vie. La transition vers le rôle de chef de projet est difficile car l’image que la plupart des contributeurs techniques ont d’eux-mêmes est étroitement liée à ce qu’ils font. La première difficulté - et la plus évidente -, tient aux habitudes et pratiques de leur métier. Ils doivent même accepter le deuil d'une expertise technique, qui leur permettait jusque-là non seulement d'être reconnu mais encore de « forcer le passage » pour parvenir à leurs fins. Au fur et à mesure qu'un chef de projet assume des responsabilités plus larges, il a moins de temps et d'opportunités pour s'impliquer directement dans des tâches et des activités techniques, ce qui entraîne progressivement une perte de ces compétences.
Passer d'un rôle axé principalement sur l'expertise technique à un rôle centré sur le leadership, la collaboration et la gestion des parties prenantes nécessite un changement fondamental de mentalité et d'approche. Devenir chef de projet signifie qu’au lieu de passer la plupart du temps sur des chantiers techniques, l'ancien contributeur passe désormais la majeure partie de ses journées à s'occuper des acteurs du projet : réunions, communications, coordination. Un chef d’une équipe projet de 3 ou 4 contributeurs a encore la capacité d’être au double poste de joueur/entraîneur et de porter une partie de la charge technique. Un chef de projet comptant 8 à 12 contributeurs (ou plus) a peu de latitude pour assumer les tâches de l'un d'entre eux. Dans cette situation, la structure de base de sa journée de travail change profondément. Comme tous les travailleurs du savoir, le contributeur est plus productif lorsqu’il peut se concentrer sur des périodes longues. Les interruptions perturbent la réflexion ; c'est pourquoi les contributeurs s'efforcent de se ménager des plages de temps dédiées (3). Elles deviennent un luxe pour le chef de projet. Il doit être accessible mais travailler efficacement malgré des interruptions fréquentes. Alors qu’à la limite un contributeur technique peut déclarer: « Je suis occupé : pouvez vous me recontacter le XXXX », un chef de projet qui afficherait ce type d'attitude, serait vite perçu comme absent. A la clé : une probabilité accrue d’échec du projet. La façon dont le chef de projet répartit son temps dépend évidemment de l'équipe, du type de projet et de nombreux autres facteurs. Toutefois, ce qui ne varie généralement pas, c'est qu'en tant que chef d'équipe, il devrait consacrer la majeure partie de son temps à chaque membre de l'équipe et à l'équipe en tant que telle. Ce temps est réparti entre les réunions d'équipe, les entretiens individuels, les courriels, la collecte et l'envoi de rapports d'état, les conversations téléphoniques et l'animation de l'outil collaboratif type Slack, la résolution de problèmes, la gestion des parties prenantes au projet. Un chef de projet qui investit trop peu de temps pour diriger, interagir et communiquer avec l’équipe et les parties prenantes, ralentit la progression : ses à-coups obligent à revenir sur des décisions prises par l'équipe. Il perd aussi le contrôle car il ne sait pas ce qui se passe et peut s'engager auprès d'une partie prenante sans connaissance de l'immédiate actualité.
La gestion de projet implique une plus grande complexité, ambiguïté et incertitude par rapport au rôle technique précédent. Quittant l'expertise, le néo chef de projet ne s'appuie plus sur la même source de pouvoir. Pour mémoire, dans une entreprise, co-existent plusieurs types de pouvoir : la position, par ex. la position hiérarchique, domaine du manager "traditionnel". Dans la plupart des entreprises, c'est le pouvoir le plus utilisé. Il est assez clair et prévisible parce qu'il s'accompagne d'un pouvoir de coercition. Cette capacité à contraindre se retrouve dans le rapport de forces rendu possible par cet autre pouvoir qu'est l'expertise technique : quand, un contributeur au projet est difficilement remplaçable ("sans moi, vous ne réussissez pas le projet"). Utiliser ces deux types de pouvoir n’est en revanche, pas possible pour de nombreux chefs de projet car ils n’ont pas d’autorité formelle … et qu'ils perdent leur expertise technique. L'attribution de récompenses : je peux donner une prime et/ou je peux assurer une visibilité favorable à la suite de la carrière et/ou je peux flatter etc. Le chef de projet peut en faire un usage, mais relativement limité. Le pouvoir de mon réseau : or, de nombreux chefs de projet issus du management traditionnel, étaient plus ou moins protégés des jeux politiques par leur propre patron, qui trouvait là un bon moyen de les contrôler. S'ils pilotent leur projet en transverse, hors hiérarchie, la politique fait partie de leur travail. Mais ils sont réticents à « jouer le jeu ». Ils n’aiment pas les conflits ou la compétition (par ex. pour les ressources). Ils considèrent cette activité comme étrangère à leur mission et source de perte de temps. Pour eux, elle consiste avant tout à contraindre ou à manipuler les autres dans un monde où les gagnants gagnent parce qu'ils sont mieux connectés et non parce que leur performance est meilleure. Forts de ce constat ("la politique, c'est sale") ils n'entretiennent pas leur réseau. Ils traitent avec les autres membres de l'entreprise selon les besoins, ce qui signifie qu'ils ne se mettent généralement en relation avec les autres qu'en cas de problème. Ce qui est ressenti comme une demande intéressée au mieux ou une tentative de manipulation au pire ("celui-là, on ne le voit que quand il a besoin de quelque chose"). Inutile d'ajouter que ce n'est pas souvent efficace.
Être contributeur technique ne prépare donc pas d'emblée à jouer le chef de projet, rôle inévitablement généraliste. Il doit changer sa façon de penser : la notion même de succès n'a plus le même sens. Passer de la contribution principale à un projet à sa direction nécessite une panoplie de compétences différentes.
Communication verbale et écrite, 1) le chef de projet transmet efficacement les informations, les attentes et les mises à jour aux membres de l'équipe, aux parties prenantes et aux autres contributeurs du projet. 2) Reçoit les messages, recueille les feed-back grâce a une excellente capacité d'écoute.
Leadership entendu comme la capacité à inspirer, influencer et guider vers la réalisation d’un objectif ou d’une vision commune. Le chef de projet définit une orientation claire, prend des décisions (seul ou avec l'équipe projet), facilite la motivation des contributeurs. Il est empathique, intègre, adaptable en travaillant constamment son collectif pour obtenir une équipe collaborative et cohésive où chacun se sent reconnu et soutenu. ll évolue dans une interdépendance constante et accepte que d’autres personnes – son sponsor, ses modèles, ses mentors, son équipe – soient essentielles à sa réussite.
Résolution des conflits : il sait que le conflit ou le différend au sein des équipes ou entre les parties prenantes, est inhérent au projet (en tout cas, au projet transverse). Il ne le fuit pas. Il le gère avec méthode, facilitant un dialogue constructif et trouvant des solutions acceptables par tous.
Prise de décision : le chef de projet élabore ses niveaux de délégation de décisions avec son équipe. Il exige des prises de décisions éclairées et opportunes, en pesant les risques, les priorités et les contraintes pour maintenir le projet sur la bonne voie alignée sur les objectifs de l'entreprise.
Gestion des parties prenantes : il gère des relations complexes avec les parties prenantes, en veillant à ce que les besoins, les attentes et les préoccupations de toutes les parties prenantes soient pris en compte et intégrées dans les plans et les livrables du projet. Sa capacité à influencer les autres est cruciale. Il renforce la confiance, la crédibilité dans les relations avec les membres de l'équipe et les parties prenantes. Pour les premiers, au lieu de simplement donner des ordres, le chef de projet facilite les discussions et les encourage à apporter des idées et des solutions. Il leur permet de s’approprier leur travail et de prendre des décisions dans leurs domaines d’expertise. Pour les seconds, il les persuade d'adhérer à sa vision grâce à son engagement.
Adaptabilité : la 1ère focale du chef de projet était "micro" (quand il était contributeur). Il accordait une attention méticuleuse aux détails, garantissant l'exactitude et la précision de son travail pour fournir des résultats de qualité. Le passage à la mission de chef de projet, l'oblige à zoomer et dézoomer sur les problèmes dépassant son savoir technique : sa focale devient macro puis micro puis macro etc. Le chef de projet est résilient et flexible, capable de faire face à l'incertitude, au changement et aux défis inattendus avec sang-froid, en ajustant les plans et les stratégies si nécessaire pour maintenir le projet sur son cap.
De contributeur à chef de projet, l'écart est conséquent mais pas hors de portée. Il faut raisonner sur les atouts personnels du chef de projet plutôt que sur les manques inhérents au poste. Par ex. le fait que le chef de projet est dépourvu de pouvoir hiérarchique : même les managers "traditionnels" disposant d’une grande autorité formelle ont tout intérêt à utiliser le pouvoir qui en découle, avec parcimonie et uniquement en dernier recours. L’abus de ce type de pouvoir fait naître du ressentiment, de la démotivation. Être reconnu par ses contributeurs technique comme un généraliste compétent est un 1er pas. La maîtrise de la méthode de gestion de projet renforce évidemment la crédibilité, tant au sein de l'équipe qu’auprès des parties prenantes. Enfin, s'il a beaucoup travaillé, le chef de projet est le premier expert de son projet. Il pourra - diplomatiquement - le rappeler et utiliser cette légitimité acquise pour peser dans certaines décisions à des moments clés du projet.
Erwan Hernot, ClavaConsulting, membre de ScoRH
(1) PMO : Un bureau de gestion de projet (PMO - Project Management Office) est une entité responsable de standardiser et de superviser la gestion des projets. Son rôle est de fournir des processus, des méthodologies, des outils pour garantir l'efficacité dans la réalisation des objectifs et des livrables du projet. Le PMO peut également jouer un rôle consultatif en fournissant des conseils sur les meilleures pratiques de gestion de projet et en aidant à résoudre les problèmes et les défis rencontrés par les équipes de projet.
(2) Gantt, PERT, WBS : trois outils assez complémentaires de planification du projet.
(3) les esprits chagrins me feront remarquer que les interruption existent aussi pour les contributeurs du projet. Ils ont évidemment raison. Mon raisonnement se base simplement sur la proportion.
Photo : jigsawwtocker
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